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Le train de Sainte-Émélie - Par Jocelyn Thouin

Quand tu es né Matawineur, tu as des souvenirs de Joliette à tout âge. C’est certain que tu passais par là de temps en temps. Des souvenirs importants, des spectacles, des festivals, des fois des traumatismes d’hôpital. Aussi, plein d’histoires plates de magasinage qui ne finissent pas, à regarder dorer les pogos dans l’entrée du Woolco ou à tanner ta mère en faisant des courses de chariot sur le plancher plein de côtes du Croteau, rue Gaspard.


J’ai des souvenirs du milieu des années 80, enfant. Chaque fois que je traversais le viaduc Saint-Anne, je m’étirais pour mieux voir, espérant le passage d’un train. Il y avait, quelques mètres plus loin, la vieille gare. Comme oubliée, à part, isolée, j’ai toujours eu l’impression que quelque chose clochait avec cette gare...


L’histoire se passe une nuit de 1996, après avoir abusé de la draft à volonté au Studio 131. En traînant sur Champlain, près de la gare, à cette époque où elle tenait sans béquilles, j’ai remarqué un homme, au loin, de l’autre coté du viaduc, près de l’hôtel Grand Nord. Il semblait troublé, agité. Avec l’écho du pont, je l’entendais répéter sans cesse : « La gare n’est pas à sa place. Faut remettre la gare à sa place! »


Je l’approchai pour ensuite l’aborder:

- Bonsoir, monsieur, est-ce que je peux vous aider?

- La gare à sa place! La gare à sa place! Faut remettre la gare à sa place!

- Je ne vous suis pas, monsieur, je ne comprends pas...

- Il faut remettre la gare à sa place, sinon le train de Sainte-Émélie ne passera plus jamais!

- Mais monsieur, la gare est à sa place, de l’autre côté et le train de Sainte-Émélie n’a jamais existé. C’est un projet tombé dans l’oubli.

- Tout le monde dit ça, mais je l’ai pris avec mon père, il y a soixante ans

- Vous me faites marcher, monsieur, c’est impossible!

- Impossible quand on a les yeux et le coeur fermés. Quand on ne voit que ce qu’on est prêt à accepter. Ce n’est pas un train comme les autres. Il arrive de l’autre monde...


De mots en phrases, il devenait de plus en plus exalté :


- Tout doit être en place pour son passage. Une pleine lune, la gare à son emplacement original, exactement sur la faille entre les mondes et ceci :


Il ouvrit une vieille boîte dans laquelle se trouvait un vieux billet de train jauni ainsi qu’un poinçon doré. Peut-être à cause du froid qui me brûlait les yeux, de la fatigue ou de je ne sais quoi, mais je vous jure que le poinçon dégageait une lumière vive, surnaturelle, éclairant son visage.


- J’ai pris ce train une dizaine de fois. On s’y rendait la nuit, vers trois heures. Le silence était emmaillotant, endormant. Dans l’attente, je cédais au sommeil, accoté sur mon père. Quand j’ouvrais les yeux, nous étions déjà dans le train. J’avais beau espérer le voir arriver, j’étais jeune et peu résistant face à la nuit. La première fois, c’était autour de 1933, j’avais 4 ans. On a fait ce trajet pendant trois ans, jusqu’au décès de mon grand-père Paquette. La dernière fois, nous espérions arriver plus vite que la mort. C’est cette unique fois que j’ai pu apercevoir le train, semblant flotter au-dessus des rails, sur un nuage de vapeur.


Il enchaîna, sans me laisser placer mot :

- Dans ce temps-là, la région était sillonnée de rails, on prenait le train d’un village à l’autre. Les routes et les voitures n’avaient pas encore emprise sur les Lanaudois. Sauf que ce train-là était différent des autres, de ceux pour St-Jérome, pour l’Assomption ou pour Rawdon. D’un gris argenté, il semblait ne pas être de la même matière que les lourdes machines de l’époque. Et le train nous emporta, quitta rapidement les rails principaux avant le pont pour en suivre d’autres que je n’avais jamais remarqués, courbant vers le nord, passant exactement dans ce qui deviendra plus tard le Terminus d’autobus sur Richard, pour poursuivre, en parallèle avec Visitation, coupant à travers Sainte-Mélanie, passant par le moulin du Pied-de-la-montagne, puis à gauche du lac Rocher, bifurquant au nord des Dalles pour ensuite rejoindre le lac Noir, et finir sa route par la Feuille d’érable.


L’homme avait les yeux brillants, je le sentais sincère, je l’ai cru du mieux que j’ai pu, plus par respect que par certitude. Au fond de moi, je le croyais fou; c’est souvent notre réflexe quand il manque des pièces à notre raisonnement. L’homme sourit puis referma rapidement la boite, la rapprochant de son corps pour la protéger. J’ai senti qu’il m’en avait trop dit, qu’il le regrettait. Je lui ai souhaité bonne chance et l’ai quitté.


C’est plusieurs années plus tard que je compris qu’il se tenait exactement à l’endroit où a été construite la gare pour le Chemin de Fer du Grand Nord en 1901. La gare y est resté, solide et immobile, jusqu’en 1956, moment où on la déménagea en face du stade municipal, pour construire le viaduc. Aujourd’hui, les condos ont remplacé les foules en liesses, les bâtons ne claquent plus les balles dans la nuit et le train ne passe plus ici que par défaut, parce que c’est sur le chemin de Jonquière. Et si les locomotives ont vite été remplacées par les voitures, ici, c’est carrément la gare qui a été tassée par la route.


Aujourd’hui, c’est notre gare qui devient un fantôme. Elle n’est plus que l’ombre d’elle même, comme un spectre du passé. Elle est là, mais presque personne ne la voit. Elle s’efface doucement et nous, nous regardons ailleurs...

Mais, au fond, c’est peut-être nous les vrais fantômes.

Qui pensent avoir tout vu sans jamais avoir pris le chemin

Qui pensent avoir tout vu, mais ne sont jamais vu nulle part

Qui suivent la track du train fou numérique

Qui regardent le monde dérailler

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