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L'île - Par Eveline Ménard

Mathilde ferme son dernier livre. Elle vient de terminer sa première année à l’université. Elle quitte sa petite chambre de résidence pour retourner à Lavaltrie où elle passera l’été. Elle sera guide à la Maison des contes et légendes, amènera les visiteurs dans les tours et détours de l’imaginaire.


Elle retrouve la maison familiale, la bibliothèque de sa chambre remplie de livres qu’elle a lus et relus. Elle en prend un et s’y réfugie, le temps s’arrête. Le lendemain matin, elle se lève avec le soleil et retrouve le fleuve, le son apaisant de l’eau sur les roches. Elle fixe l’île Hervieux en face de chez elle, cette île qu’elle avait renommée l’île aux goélands, tellement ils y avaient proliféré dans les dernières années. Songeuse, elle marche jusqu’au quai tous les soirs. Elle a en tête les contes et légendes qu’elle raconte pendant la journée, les visiteurs sympathiques, les sourires de sa famille, mais elle reste soucieuse.


Un soir, après le travail, elle prend la barque familiale et traverse le fleuve jusqu’à l’île. Le vent du fleuve apaise la chaleur de l’été, l'apaise elle aussi. C’est la première fois qu’elle met les pieds sur l’île. Les oiseaux tourbillonnent autour d’elle, leur chant est puissant, l’étourdie. Elle va plus loin sur l’île, et trouve refuge sous un arbre. Elle observe le fleuve, le courant est puissant. Elle étire le temps, ne veut pas retourner à la maison. Elle se perd dans le brouillard de ses pensées, ne s’aperçoit pas que la journée s’achèvera bientôt.


Puis le temps tourne. Le ciel, si clair plus tôt, s’obscurcit d’un coup. La brume se lève. L’horizon devient opaque. Mathilde ne voit plus la berge de l’autre côté. Elle est prise dans le brouillard… elle n’a aucun repère pour retourner chez elle.. Elle n’a d’autre choix que de rester sur l’île pour la nuit.


Elle se blottit contre un arbre, somnole, le brouillard l’enveloppe. Puis, elle entend une voix douce et envoûtante qui la berce. Une femme apparait doucement devant elle, blanche comme la brume. Mathilde n’a pas peur. La présence de cette femme la rassure. Elle n’a rien d’inquiétant, elle a les yeux de la tristesse. Son chant devient de plus en plus présent, précis. Et Mathilde perçoit les paroles chantées par la dame:


CHANTÉ

Par un dimanche au soir

en m’en allant sur le fleuve

sur mon chemin rencontre, un fort beau cavalier

Il m’a dit, dans son doux langage, viens la belle, allons nous aimer

Je n’ai pas hésité, on devait se marier à l’été


Quelle surprise, quelle tristesse

ses belles paroles, ses belles promesses,

Quand j'ai appris pour ma grossesse,

le beau galant avait disparu,


Quelle surprise, quelle tristesse

par ma faiblesse, je m’étais perdue

fille-mère, j’étais devenue

que la honte, et la détresse

j’avais obtenues


Quelle surprise, quelle tristesse

Dans le lointain Montréal, on m’a cachée

À l’hôpital de la Miséricorde je m’en suis allée

Mon enfant est né, je l'aurais gardé,


Quelle surprise, quelle tristesse

J’ai travaillé, j’ai tout donné,

Mais la misère était si grande, pour la fille seule et honteuse

Que j’ai laissé l’enfant derrière moi,

lui souhaitant une vie heureuse


et moi, et moi, encore je le cherche

et moi et moi, encore je le cherche.


Mathilde reconnaît les promesses, les hésitations.

Elle met la main sur son ventre…

Elle, elle a le choix,


Mathilde est retournée sur l'île l’année suivante, par une journée de brouillard. Elle a présenté son enfant à la dame blanche, qui l’a bercé longuement dans ses bras en chantant des berceuses à l’enfant. Son regard posé sur l’enfant l’a illuminé. Plus sereine, la lumière est revenue dans ses yeux.


Depuis, la dame blanche a disparu de l’île. On n’a plus jamais entendu sa chanson que par la bouche de Mathilde. Cette chanson, elle l’a chantée pour bercer son enfant et la chante encore, pour qu’on se rappelle…