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Les saisons d'Aloïde - Par André Jacob

Aloïde Pauzé, fille de Joseph, le meunier, sortit goûter le soleil de midi en prenant une pause bien méritée après les longues journées de préparatifs en vue de la célébration de la veille. Elle ne s’éloigna pas et s’appuya sur la margelle du puits, pensive.


En ce lendemain de la fête de Pâques du 15 avril 1838, un fort débit d’eau faisait tourner les moulins à scie, à farine, à carder et à fouler la laine à plein régime. Le seigneur John Pangman vérifia que tout allait au mieux et quitta le manoir en direction de son moulin à scie de Saint-Lin, non sans ordonner de ne laisser pénétrer personne sur le site du manoir par crainte des rebelles. Dans la région, la terreur régnait jusque dans les misérables fermes des colons, car des patrouilles anglaises recherchaient des Patriotes et des Frères chasseurs.


Aloïde tardait à retourner à ses tâches quand elle aperçut un inconnu au teint basané coiffé d’un casque en poil et accoutré d’un mackinaw élimé pagayant avec énergie pour remonter le courant. Une fois son embarcation hissée sur la berge, il se dirigea lentement vers Aloïde d’un pas lourd en scrutant les alentours. Il s’approcha et lui demanda à boire. Volontiers, lui dit-elle. Le canotier plongea aussitôt le seau dans le puits, le tira, y plongea la gamelle et avala deux bolées d’eau glacée. Le regard fixé sur le manoir, il remplit son outre en peau de bouc et resta un bon moment à observer son hôtesse en silence. Vous êtes très gentille, merci! lui dit-il tout en fouillant dans son baluchon. Il en sortit une minuscule rose sculptée sur un bout de branche de tilleul et la lui tendit en la gratifiant d’un sourire. Cette gentillesse la troubla, mais elle accepta sans mot dire.

- Comment vous appelez-vous? lui demanda-t-il en riant pendant qu’elle glissait discrètement ce présent inattendu dans son corsage. Aloïde, murmura-t-elle timidement. L’étrange visiteur tourna aussitôt les talons sans qu’elle n’osât lui demander son nom.

Le temps semblait figé. Mille questions la turlupinaient: qui est cet homme à l’allure d’un coureur des bois? Un paysan? Un patriote ou un frère chasseur en fuite?


Occupés à leur besogne, les engagé.e.s ne semblaient pas avoir remarqué cette visite inopinée et brève. Même Xavier Corbeil, le palefrenier, ne dit rien. D’habitude, il trouvait pourtant un prétexte pour observer et commenter les allées et venues d’Aloïde.


L’été se déroula comme à l’accoutumée; la petite communauté du manoir s’échinait au travail du lever au coucher du soleil, car la besogne ne manquait pas.

Même si le mystérieux visiteur ne montra plus signe de vie, Aloïde ne parvenait pas à l’effacer de son esprit. Plusieurs fois par jour, son regard scrutait l’aval de la rivière, mais en vain.


La chaleur de l’été indien


Malgré sa lumière blafarde, l’été indien marquait une pause agréable dans la fraîcheur de l’automne. Aloïde fagotait au soleil quand elle aperçut le survenant de son souvenir printanier dans son canot, presque immobile, l’air de vouloir laisser se reposer une dizaine de garrots à œil noir s’ébattant au bord de la rivière. Son cœur battait la chamade.


Sans crainte, Aloïde s’avança vers lui. L’étranger accosta son esquif en la saluant avec le rire sonore dont elle avait gardé un si doux souvenir. Il prit soin de se présenter: Jean-Baptiste Renaud, trappeur, bûcheron et fermier, et il ajouta en riant, et j’ai encore soif… mais d’eau seulement.


Arrivé au puits, il plongea la gamelle dans le seau d’eau, but à satiété, remplit son outre et l’accrocha à son cou en ayant l’air de tourner les talons aussi vite que la première fois. Aloïde lui dit alors à voix basse, l’air embarrassé :

- Je suis contente que vous soyez revenu. J’ai gardé la petite rose comme un porte-bonheur…

Il éclata d’un grand rire en la regardant droit dans les yeux et rétorqua :

- Merci! J’avais apprécié votre bon accueil et je voulais vous remercier, tout simplement. Et j’avais encore soif….

Pendant de longues minutes, il parla des récoltes de l’année, de l’hiver à venir et des troubles politiques dans la région :

- Je me tiens loin des seigneurs anglais tout autant que du seigneur Joseph Masson, lui lança-t-il, car ils n’hésitent pas à mettre les soldats aux trousses des habitants qui ne mangent pas dans leur main…

Elle l’écoutait sans commenter. Quand il se tourna pour partir, elle ajouta :

- Il me fera toujours plaisir de vous donner à boire.

En montant dans son embarcation, Jean-Baptiste se retourna vers elle et lui envoya un baiser soufflé de sa main. Elle sourit.


Xavier, interloqué, avait observé la scène en constatant qu’Aloïde n’avait d’attention que pour ce trappeur.


En entrant dans le manoir, sa mère, Marie-Louise, la reçut avec un regard réprobateur et une interdiction assassine :

- Ouvrir la porte à un inconnu qui fait le jars, c’est faire entrer le diable dans la demeure. Que cet homme reste au fond des bois! Je ne veux plus que tu lui causes s’il revient. C’est peut-être un dangereux patriote. Et le seigneur a pourtant interdit de laisser entrer des étrangers sur la propriété. Tu es encore bien jeune pour te permettre de rêver à un aventurier…

- Mais…

- Ne discute pas! Fais ton travail!

Aloïde obéit sans rien ajouter.


Le diable d’hiver


Sa mère, la voyant souvent songeuse, ergotait régulièrement au sujet de l’attitude de sa fille :

- On dirait que le diable t’a ensorcelée. Depuis la visite de ce coureur des bois, pour ne pas dire de ce coureur de jupons, tu n’es plus la même. Regarde autour de toi! Il y a plusieurs engagés qui travaillent pour le seigneur avec honnêteté et courage.

Il n’en fallut pas davantage :

- Moi, je n’ai pas envie de passer toute ma vie enfermée dans la cuisine du manoir.

- Je vais en parler à monsieur le curé, lui répondit sa mère, car je ne sais plus quoi faire de toi…

- Laissez dormir le curé! Il ne connaît rien aux sentiments des filles.

- C’est le diable qui te fait parler comme ça. Tu devras aller te confesser.

- Laissez aussi dormir le diable!

Et elle se retira, la mort dans l’âme. L’hiver fut rude. Le dégel de la rivière tarda, mais quand la débâcle éclata, elle se prit à rêver au retour de Jean-Baptiste, mais en vain. Certains jours, elle marchait au bord de la rivière et s’aventurait le plus loin possible pour combler ses rêves.


Le lundi de Pâques 1839, Aloïde faillit s’effondrer quand, de la fenêtre, elle aperçut Jean-Baptiste arrivant tranquillement à cheval par la route boueuse. En tenue du dimanche, recouvert d’un long manteau de drap, il frappa à la porte et demanda à voir Aloïde. Joseph lui ouvrit et l’invita à entrer. Elle se montra réservée, même si elle brûlait du désir de se jeter dans ses bras. Elle se contenta de le saluer en laissant toute la place à son père et à sa mère. Après les présentations d’usage et des échanges sur la température et les dangers du printemps sur la rivière, Jean-Baptiste en vint vite au but de sa visite. Il demanda l’autorisation de fréquenter leur fille en expliquant qu’il avait acheté une terre et qu’il allait devenir fermier à Lavaltrie.


La question méritait réflexion. Suite à de longues discussions, les parents acceptèrent à la condition que le plus jeune frère les accompagne comme chaperon.


Aloïde se montrait heureuse d’avoir traversé les saisons de l’amour avec l’espoir de nouveaux printemps.